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Retour au challenge: Un tableau, une histoire
Toile N°2 - Titre : Stupéfaction
Les pavés de nos bourgeoises rues parisiennes n’en pouvaient plus d’ingurgiter toute cette eau. Le ciel, invariablement gris et sale, enrobait les immeubles cossus que l’on ne distinguait plus qu’au travers d’un vague rideau opaque. Le mois d’octobre voyait les passants marcher tête basse, sous de larges et solides parapluies.
Ce jour-là, par pudibonderie sans doute, chacun feignait ne pas avoir remarqué la scène qui se déroulait de l’autre côté de la rue. Moi, je regardais simplement, mon épouse aussi je crois. Je le sentis à la légère pression qu’elle exerça sur mon bras.
Nous étions attendus pour le thé et avancions d’un pas qui se voulait rapide, malgré les éclaboussures inévitables dues aux rebonds de l’eau sur les pavés. Nous avions coutume mes amis et moi d’épiloguer longuement sur la crise qui divisait les royalistes et les bonapartistes d’une part, et les républicains de l’autre. Nous ignorions alors que cette terrible année 1877 se terminerait par l’ancrage indéfectible du régime républicain dans les têtes des Français. Tandis que les hommes devisaient sur les élections à venir, les femmes, elles, se passionnaient pour le mouvement des suffragettes en Angleterre, mouvement qui, je le reconnais, me laissait dans l’incompréhension. Si j’avais pu imaginer à quoi cette sorte de lubie conduirait, j’aurais certainement opposé à mon épouse l’intérêt qu’elle lui portait.
C’est une altercation sur le trottoir d’en face qui avait attiré nos regards. Une femme à la longue chevelure défaite et aux épaules dénudées était malmenée par deux policiers à l’air goguenard. Quelques femmes tentaient de la soustraire à leur brutalité. Une pancarte à moitié saccagée gisait sur le sol détrempé, « Liberté pour les femmes » pouvait-on lire encore. J’avais vaguement entendu parler du procès pour obscénité qui s’ouvrait à Londres ce jour même, et où comparaissaient Charles Bradlaugh et Annie Besant, créateurs des « Editions de la Libre-pensée ». Ils prônaient la limitation nécessaire des naissances et une éducation sexuelle délivrée aux pauvres comme aux riches, qui rendrait à la femme la liberté de disposer de son corps.
Je fus atterré par ce qui se passa soudain ensuite. Mon épouse lâcha mon bras et je la vis traverser la rue avec vivacité et colère en criant, « Lâchez cette femme ! tout de suite ! ». Je ne l’avais jamais entendue vociférer ainsi contre quiconque. J’étais éberlué. Ma femme serait-elle une révolutionnaire, une socialiste ? Je dois avouer que je me sentis plutôt fier à cette idée. Mais je demeurai sur le trottoir d’en face, tel un idiot sans aucune réaction, lorsqu’elle fut bousculée par l’autorité policière et projetée sur les pavés trempés et glissants…
Des années plus tard, en 1894 je crois, j’entrai au hasard d’une promenade chez un marchand d’art. Il exposait l’œuvre de Gustave Caillebotte, un jeune peintre que je ne connaissais pas. Je m’arrêtai devant un tableau sublime, aux personnages grandeur nature. Quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque je crus reconnaître mon épouse à mon bras, et que la date, 1877, en bas à gauche du tableau, vint confirmer mon impression. L’artiste nous avait bel et bien immortalisés, là, au premier plan.
Les pavés de nos bourgeoises rues parisiennes n’en pouvaient plus d’ingurgiter toute cette eau. Le ciel, invariablement gris et sale, enrobait les immeubles cossus que l’on ne distinguait plus qu’au travers d’un vague rideau opaque. Le mois d’octobre voyait les passants marcher tête basse, sous de larges et solides parapluies.
Ce jour-là, par pudibonderie sans doute, chacun feignait ne pas avoir remarqué la scène qui se déroulait de l’autre côté de la rue. Moi, je regardais simplement, mon épouse aussi je crois. Je le sentis à la légère pression qu’elle exerça sur mon bras.
Nous étions attendus pour le thé et avancions d’un pas qui se voulait rapide, malgré les éclaboussures inévitables dues aux rebonds de l’eau sur les pavés. Nous avions coutume mes amis et moi d’épiloguer longuement sur la crise qui divisait les royalistes et les bonapartistes d’une part, et les républicains de l’autre. Nous ignorions alors que cette terrible année 1877 se terminerait par l’ancrage indéfectible du régime républicain dans les têtes des Français. Tandis que les hommes devisaient sur les élections à venir, les femmes, elles, se passionnaient pour le mouvement des suffragettes en Angleterre, mouvement qui, je le reconnais, me laissait dans l’incompréhension. Si j’avais pu imaginer à quoi cette sorte de lubie conduirait, j’aurais certainement opposé à mon épouse l’intérêt qu’elle lui portait.
C’est une altercation sur le trottoir d’en face qui avait attiré nos regards. Une femme à la longue chevelure défaite et aux épaules dénudées était malmenée par deux policiers à l’air goguenard. Quelques femmes tentaient de la soustraire à leur brutalité. Une pancarte à moitié saccagée gisait sur le sol détrempé, « Liberté pour les femmes » pouvait-on lire encore. J’avais vaguement entendu parler du procès pour obscénité qui s’ouvrait à Londres ce jour même, et où comparaissaient Charles Bradlaugh et Annie Besant, créateurs des « Editions de la Libre-pensée ». Ils prônaient la limitation nécessaire des naissances et une éducation sexuelle délivrée aux pauvres comme aux riches, qui rendrait à la femme la liberté de disposer de son corps.
Je fus atterré par ce qui se passa soudain ensuite. Mon épouse lâcha mon bras et je la vis traverser la rue avec vivacité et colère en criant, « Lâchez cette femme ! tout de suite ! ». Je ne l’avais jamais entendue vociférer ainsi contre quiconque. J’étais éberlué. Ma femme serait-elle une révolutionnaire, une socialiste ? Je dois avouer que je me sentis plutôt fier à cette idée. Mais je demeurai sur le trottoir d’en face, tel un idiot sans aucune réaction, lorsqu’elle fut bousculée par l’autorité policière et projetée sur les pavés trempés et glissants…
Des années plus tard, en 1894 je crois, j’entrai au hasard d’une promenade chez un marchand d’art. Il exposait l’œuvre de Gustave Caillebotte, un jeune peintre que je ne connaissais pas. Je m’arrêtai devant un tableau sublime, aux personnages grandeur nature. Quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque je crus reconnaître mon épouse à mon bras, et que la date, 1877, en bas à gauche du tableau, vint confirmer mon impression. L’artiste nous avait bel et bien immortalisés, là, au premier plan.
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26/02/2024 18:00
Belle imagination autour du tableau !
27/02/2024 23:58
Merci Dolo ! 😉
26/02/2024 12:15
Belle inspiration ORjura !
27/02/2024 23:59
Merci Tofpolar !
26/02/2024 12:07
Très creusé et inspiré !
28/02/2024 00:00
Merci Yasei !
26/02/2024 10:39
Passionnante interprétation du tableau de Caillebotte 😀 Bravo !
29/02/2024 01:01
oh, merci Turtly !
26/02/2024 09:42
😊
29/02/2024 01:01
merci Eglantine !
26/02/2024 09:14
Bravo OR...pour cette belle incursion dans l'histoire 👍❤️
26/02/2024 09:40
Haha ! j'en ai commenté un de toi hier, dans la même veine ! Merci J... ! 😍